LE CHAT ET LE SOLEIL
Le chat ouvrit
les yeux,
Le soleil y entra.
Le chat ferma les yeux,
Le soleil y resta.
Voilà pourquoi,
le soir,
Quand le chat se réveille,
J’aperçois dans le noir
Deux morceaux de soleil.
L’ARLEQUIN
L’ARTISTE
Il voulut
peindre une rivière ;
Elle coula hors
du tableau.
Il peignit une
pie grièche ;
Elle s’envola
aussitôt.
Il dessina une
dorade ;
D’un bond, elle
brisa le cadre.
Il peignit
ensuite une étoile ;
Elle mit le feu
à la toile.
Alors, il
peignit une porte
Au milieu même
du tableau.
Elle s’ouvrit
sur d’autres portes,
Et il entra
dans le château.
ENTRE DEUX MONDES
LA CUISINE
La cuisine est
si calme
En ce matin d’avril
Qu’un reste de grésil
Rend plus dominical.
Le printemps,
accoudé
Aux vitres, rit de voir
Son reflet dans l’armoire
Soigneusement cirée.
Les chaises se
sont tues.
La table se rendort
Sous le poids des laitues
Encor lourdes d’aurore
Et à peine
entend-on,
Horloge familière,
L’humble cœur de ma mère
Qui bat dans la maison.
MERE
L’HOMME
L’homme et
l’oiseau se regardèrent.
- Pourquoi chantes-tu ? lui dit l’homme.
- Si je le savais, dit l’oiseau,
Je ne chanterais plus peut-être.
L’homme et le
chevreuil se croisèrent.
- Pourquoi joues-tu ? demanda l’homme.
- Si je le savais, dit la bête,
Est-ce que je jouerais encore?
L’homme et
l’enfant se rencontrèrent.
- Pourquoi ris-tu ainsi ? dit l’homme.
- Si je le savais, dit l’enfant,
Est-ce que je rirais autant ?
Et l’homme s’en
alla, pensif.
Il passa près du cimetière
- Pourquoi penses-tu ? dit un if
Qui poussait dru dans la lumière.
Et, pas plus
que l’oiseau dans l’ombre,
Que le chevreuil dans la clairière
Ou que l’enfant riant dans l’air,
L’homme ne put rien lui répondre.
DEFIER LE DESTN
LA PEINE
On vendit le
chien, et la chaîne,
Et la vache, et le vieux buffet,
Mais on ne vendit pas la peine
Des paysans que l’on chassait.
Elle resta là,
accroupie
Au seuil de la maison déserte,
A regarder voler les pies
Au-dessus de l’étable ouverte.
Puis, prenant
peu à peu conscience
De sa forme et de son pouvoir,
Elle tira d’un vieux miroir
Qui avait connu leur présence,
Le reflet des
meubles anciens,
Et du balancier, et du feu,
Et de la nappe à carreaux bleus
Où riait encore un gros pain.
Et depuis, on
la voit parfois,
Quand la lune est dolente et lasse,
Chercher à mettre des embrasses
Aux petits rideaux d’autrefois.
PETITES
LEGENDES
PARTOUT ON TUE
A quoi
servirait-il de fuir ?
Partout on tue, on incarcère.
Le monde est lassé à mourir
De tant de haines et de guerres.
Et l’on a beau
scruter le ciel,
Chercher derrière les nuages
Une lueur providentielle,
Rien que la nuit, que les orages.
Et l’on a beau
vouloir parler
A cœur franc de ce qui nous hante.
La crainte nous serre le ventre,
Et personne n’ose parler.
Et l’on a beau
vouloir crier
Qu’on a les pieds, les mains liés.
Comme personne ici ne crie,
On se tait par humilité.
DE PLUS LOIN
QUE LA NUIT
POUR QUOI FAIRE ?
La vérité, mais
pour quoi faire ?
Répétait chaque jour son frère.
La liberté,
mais pour quoi faire ?
Demandait encore son frère.
La justice,
mais pour quoi faire ?
Elle est trahie, disait son frère.
La révolte,
mais pour quoi faire ?
On nous tuerait, geignait son frère.
Mais lui
n’ajoutait jamais rien.
Un os peut contenter un chien.
COMPLAINTES
LA LIBERTE
Je suis la
liberté,
Répétait-il, la liberté
Avec tous les dangers
Que je vais vous valoir
Et, pour me faire taire,
Il faudra me tuer.
Mais on le
laissait faire,
On le laissait parler.
Il était bien trop solitaire
Pour amener l’homme à briser
Le cercle de fer et d’acier
Où l’injustice et la misère
L’avaient peu à peu enfermé.
Je suis la
liberté,
Répétait-il encor.
Regardez-vous. Vous êtes morts.
Mais, comme on avait à manger,
On le laissait crier.
DEFIER LE DESTIN
L’OISEAU
Quand il eut
pris l’oiseau,
Il lui coupa
les ailes.
L’oiseau vola
encor plus haut.
Quand il reprit
l’oiseau,
Il lui coupa
les pattes.
L’oiseau glissa
telle une barque.
Rageur, il lui
coupa le bec,
L’oiseau chanta
avec
Son cœur comme
chante une harpe.
Alors, il lui
coupa le cou.
Et de chaque
goutte de sang,
Sortit un
oiseau plus brillant.
ENTRE DEUX MONDES
LA MORTE
Il entendit la
mort
Derrière cette
porte,
Il entendit la
mort
Parler avec la
morte.
Il savait que
la porte
Etait mal
refermée
Et que, seule,
la mort
En possédait la
clé.
Mais il aimait
la morte
Et quand il
l’entendit,
Il marcha vers
la porte
Et l’ouvrit. Il
ne vit
Ni la mort ni
la morte ;
Il entra dans
la nuit
Et doucement,
la porte
Se referma sur
lui.
PETITES LEGENDES
PRIERE DU POETE
Je ne sais ni
bêcher, ni herser, ni faucher,
Et je mange le
pain que d’autres ont semé.
Mais tout ce
que l’on peut moissonner de douceur,
Je
l’ai semé, Seigneur.
Je ne sais ni
dresser un mur de bonne pierre,
Ni couler une
vitre où se prend la lumière.
Mais tout ce
que l’on peut bâtir sur le bonheur,
Je
l’ai bâti, Seigneur.
Je ne sais
travailler ni la soie, ni la laine,
Ni tresser en
panier le jonc de la fontaine.
Mais ce qu’on
peut tisser pour habiller le cœur,
Je
l’ai tissé, Seigneur.
Je ne sais ni
jouer de vieux airs populaires,
Ni même retenir
par cœur une prière.
Mais ce qu’on
peut chanter pour se sentir meilleur,
Je
l’ai chanté, Seigneur.
Ma vie s’est
répandue en accords à vos pieds.
L’humble enfant
que je fus est enfant demeuré,
Et le peu qu’un
enfant donne dans sa candeur,
Je
vous l’offre, Seigneur.
HEURE DE GRÂCE
LA VIE
Comme il
passait sur le sentier,
Il vit la vie
dans un pommier,
La vie qui
récoltait les pommes
Tout comme
l’aurait fait un homme.
Elle riait,
riait si haut
Qu’autour
d’elle tous les oiseaux
Chantaient,
chantaient si éperdus
Que nul ne s’y
entendait plus.
La mort, assise
au pied de l’arbre,
Aussi blanche
et froide qu’un marbre,
Tenait à deux
mains le panier
Où les pommes
venaient tomber.
Et les pommes
étaient si belles,
Si pleines de
jus, si réelles
Que la mort,
lâchant le panier,
S’en fut sur la
pointe des pieds.
ENTRE DEUX MONDES
poèmes:
© fondation Maurice Carême
photos: © Ernest
Trümpy